Couleur locale, chapitres 1 à 3.


La frustration n’existe pas.

Jacques Lacan


1




     Un puissant mouvement d’entrailles fit se lever l’inspecteur. Marcousi ricana tout bas en le voyant prendre son envol, et cela fit l’effet d’une respiration légère un peu précipitée : un halètement très doux, qu’un bruit ambiant à peine plus fort eût rendu imperceptible ; mais la constance, la répétition, la causticité de ce petit ha-ah suffisaient à signaler la cérémonie subreptice, minuscule messe des dix heures à laquelle tous communiaient sans trop savoir pourquoi, tout comme on va à la messe dans la plupart des cas, à la messe ou ailleurs. Et tout ceci venait d’un mécontentement de l’adjoint ; disons-en quelques mots.

     Marcousi n’était pas satisfait de son statut d’adjoint. Il eut aimé… ah ! il eut aimé accomplir des choses extraordinaires, plutôt que d’employer le plus clair de son temps à taper des rapports… Cela se comprend ; cela se comprend aisément, mais un adjoint c’est très pratique, c’est polyvalent, ça monte au créneau, ça nettoie par terre, c’est la petite fée ; on n’envisage bientôt plus de pouvoir s’en passer… Tous en étaient conscients et ne se privaient pas de lui demander des services ; et comme il était bonne pâte au début, soit timidité, soit inquiétude relative à son job, on peut dire qu’il ne manquait pas d’occupations : il aurait pu s’activer vingt-quatre heures sur vingt-quatre la semaine durant qu’on l’aurait encore demandé le dimanche… Et pourtant il n’aurait pas eu besoin de tant s’en faire : les rapports d’activité établis à son sujet n’étaient en rien négatifs, il le savait par Leila qui y avait jeté un œil entre deux étages : on y lisait une évaluation favorable, ou à tout le moins positive ; mais cela ne changeait rien à rien pour lui : il n’en demeurait pas moins ad-joint, c’est-à-dire de son point de vue pièce rapportée, bouche-trou reconduit de contrat en contrat selon des besoins qui, il fallait l’admettre, n’avaient pas cessé de grandir. Non que les méchants fussent plus méchants, non, mais ils étaient plus nombreux. Et ils étaient plus nombreux pour deux raisons : Un, à cause de la paupérisation de la population (la fameuse Récession que l’on invoque, fataliste et satisfait, à tout bout de champ, avec un regard aussi jouisseur que peiné) ; Deux, du fait de l’augmentation de la population urbaine ; ceci découlant de cela.

     Vu sous cet angle, donc, il n’avait pas de cheveux à se faire : du boulot il en aurait toujours ; mais il souffrait de n’avoir pas fait son trou, il se sentait trop neuf, et mal considéré, il fallait qu’il s’en plaignît, il fallait qu’il se vengeât, si maladroitement que cela fût, il ne pouvait s’en empêcher. Ce n’était pas une mauvaise tête et l’on pouvait compter sur lui dans la mesure de ses moyens, mais il s’était laissé piéger par cette habitude typique du subordonné type, d’une certaine sorte de "subordonné type", victime plus de lui-même et de sa vésicule que des coalitions larvées d’une hiérarchie malévole. En gros, toujours à râler pour des riens… Et il le savait, en plus, mais ne savait comment se surmonter. Comment voler plus haut que soi ? bien malin qui le lui dira. Il pensait à l’occasion demander une affectation autre part. La mutation à un poste éloigné s’accompagne d’une promotion dans la plupart des cas, ou et en tout cas d’un statut, d’un établissement, d’une désignation qui l’aurait conforté. Mais pouvait-il si égoïstement arracher Sara à sa ville, à sa famille, à ses amis ? Et puis, tout recommencer à zéro sans garantie sur le long terme… Parce qu’une fois largué dans un trou perdu avec les félicitations, c’est bien beau, mais on a tôt fait de vous y oublier. Il en connaissait ainsi des qui avaient passé leur vie à l’écart, dans le train-train assoupi d’un bled de province, et qui n’étaient "rentrés" que pour constater qu’ils n’étaient plus personne… Ne risquait-il pas, tout en se donnant de la peine, de n’aller pas plus loin qu’avant ? c’est-à-dire de rétrograder, selon le sage principe assignant à toute entreprise le devoir d’avancer sous peine de recul. Moisir sous un soleil ardent entrecoupé de pluies diluviennes, voir lentement passer le temps, vieillir doucement tandis que rien ne bouge, et puis rentrer pour tout trouver pareil… Quelle déception ce serait. Et aussi, lui était-il possible de risquer le tout pour le tout à son âge… comme un étudiant change de filière sur un coup de tête, le nez au vent et les mains dans les poches. Aussi devait-il se contenter d’une mission qui ne le contentait guère (la répétition n’est pas un défaut, mais un état de fait qu’on s’emploie dans la plupart des cas bien inutilement à nier, puisqu’on ne fait que cela, nier que l’on répète, c’est-à-dire répéter), et du mince bénéfice de sa mauvaise humeur pour soupape. Mais il leur montrerait, un jour… et tout le monde applaudirait.

     Face à la ligne incandescente incendiant le bas de la porte des cabinets, l’inspecteur se prit à s’interroger comme chaque jour ; était-ce le jus d’orange pressée matinal ou ce brutal café instantané du bureau qui était cause de cette débâcle systématique ? Des années de points d’interrogation fleurissaient son front tandis qu’il s’abandonnait au plaisir. Ce n’était pas un cul serré, l’inspecteur. Chaque matin, donc, tous le voyaient se lever, humble et solitaire dans sa détresse, se précipiter dans les escaliers… et guettaient sa réapparition. Il émergea de sa puanteur, remonta l’escalier à pas lents, un peu honteux, mais soulagé, et se carra dans son fauteuil ensuite d’un regard dur jeté à l’adjoint, tout paupières hypocritement baissées sur les touches de sa grosse machine à écrire.

     Il eut fallu perdre du poids, aussi… Il se sentait la taille enceinte d’un petit édredon de gras dont il n’était pas fier.
— Tu devrais y aller à vélo (au bureau), lui disait sa femme avec ce bon sens qui la caractérisait surtout aux yeux de ceux qui ne la connaissaient pas bien. On n’a jamais vu de gros à bicyclette. »
— C’est qu’ils n’en font pas, Geneviève ! qu’est-ce que tu t’en vas chercher… répondait-il, vexé. Sans parler des embouteillages surchauffés, de la cohue et des klaxons ; il ne se voyait pas lancé dans les bouchons sur une aussi frêle machine. Et puis, argumentait-il à l’occasion pour se convaincre, lui et sa femme, il préférait les transports en commun. Il aimait mieux s’asseoir avec les autres dans l’attente d’une même catastrophe (mais il se rendait au boulot en voiture).
     « Ba-ba-ba » répliquait-elle, insensible à la dimension métaphysique de ses justifications, et ce bababa le faisait frissonner d’énervement. Il l’eut volontiers étranglée dans ces moments-là, pour éprouver la volupté qui s’ensuivrait, de la certitude de n’avoir plus jamais à entendre ça.

     Il sortit son paquet de tabac et tira sur une feuille ; le froissement du papier parvint à ses oreilles comme la promesse d’un bonheur inouï et le vertige lui fit tourner la tête tandis que les bouffées coutumières commençaient de plomber l’atmosphère. Une heure plus tard, environné d’une brume bleutée, il se saisit du téléphone en écrasant son énième mégot dans un cendrier plat.
— Le Patron vous demande Patron, dit Leila.
— Je monte.

     Croisant des fonctionnaires auxquels il adressait un signe de tête et qui le saluaient en retour avec ce mélange de considération, de consternation, de mépris et de pitié qu’on réserve aux vieux meubles, il s’arrêta entre deux étages, devant la fenêtre tranchant le demi-jour de la cage d’escalier. La ville se traînait vers la mer comme un animal couché sur le flanc, une grande bête blessée qui veut boire. Un ciel pâle posé sur une eau grise auréolait au loin une colonie de cubes blancs piquetés de carrés noirs, et il lui sembla que chacun de ces cubes lointains et peuplés d’inconnus résumait son attente, son espoir, son inaccomplissement. Il regardait d’ailleurs sans se forcer, sans acrimonie, et c’était de sa résignation que provenait cette beauté poignante qui ne l’accablait pas. Les jetées, tirant des droites convergentes, paraissaient défier l’horizon ; çà et là, une vingtaine de petits voiliers s’éparpillaient dans tous les sens ; à l’extrémité de la rade, un cargo fatigué tentait d’atteindre la sortie pour s’en aller mourir au loin, au cimetière des éléphants ; plus près, trois caboteurs rentraient de la pêche, et l’on avait presque l’impression à distance d’entendre le poum-poum pathétique… C’est une illusion classique engendrée par ces petits diesels usés, une sorte d’irrésistible projection anthropomorphique : on dirait des cœurs, et proches de l’arrêt, on a mal pour eux d’une telle fragilité, et le souvenir renaît à la moindre occasion.

     Il attaqua la volée restante.

     Le directeur se tenait debout près d’une porte-fenêtre. Du seuil, l’inspecteur embrassait la pièce à contre-jour : la silhouette découpée de la grande plante qu’il avait toujours connue là, la lampe de cuivre, les lunettes, et les classeurs s’étageant jusqu’au haut des murs…

— Entrez, fit le directeur. Entrez, et asseyez-vous. » Lui-même revint sur ses pas, s’assit, et contempla un court instant les documents encombrant son bureau, comme si d’entre tous ces feuillets allait surgir la clé du coffre, le sésame précieux. Tout son maintien respirait cette distinction funèbre des fils âgés qui n’oublient pas le prix de leur place, les sacrifices consentis par d’autres pour cette position qui était la sienne depuis maintenant une quarantaine d’années. Il se tenait très droit, vêtu de son éternel costume de toile sombre et d’une chemise immaculée bleuie par la pénombre, toujours la même semblait-il, et toujours impeccablement repassée. Les cheveux vieil argent plaqués en arrière faisaient ressortir son grand nez. Les lunettes à grosse monture acajou ne faisaient pas le poids sur un tel nez.
     Encore un pauvre… se dit l’inspecteur ; les pauvres sont légion ici.
     « Voici des années que nous travaillons ensemble et vous fumez toujours autant, remarqua le directeur avec une sollicitude inattendue, en le voyant s’emparer de son tabac. Vous devriez essayer de ralentir un peu, ça n’est pas bon, vous le savez. »
— Je sais, Monsieur, c’est ridicule… D’autant plus que c’est la première qui compte, toutes les autres sont superflues. » Le directeur eut un petit geste, comme on chasse une mouche faute de pouvoir l’écraser. « C’est comme la jeunesse, insista l’inspecteur : on y aspire quand il est trop tard. »
     « Parlez pour vous, dit le directeur, moi je ne recommencerais pour rien au monde. »





2




     La tête repose sous les lauriers. Il faut se pencher pour l’apercevoir dans la pénombre douce. Aucune meurtrissure ne dépare la face. Si le départ du cou ressemble à une pièce de bœuf, pas une goutte de sang n’est retombée sur le visage. Un œil est ouvert et l’autre clos sans que cela fasse songer un instant à une plaisanterie. Énigmatique, asexuée, elle ne livre rien de ses sentiments. Pas d’épouvante dans les traits, peut-être une incertaine lassitude aux commissures, mais cela s’arrête là.
— Voici qu’il nous arrive un homicide odieux, dit le directeur en lui tendant un dossier d’une page.





3






— Voilà qui n’est pas banal, remarqua Marcousi en enclenchant la seconde ; vous imaginez un peu ? »
     Le soleil baignait les surfaces, aiguisait les angles, noyait de noir les ombres. Le moindre reflet frappait l’œil comme d’un coup de griffe. L’inspecteur ne répondit pas. Qui aurait pu imaginer cela, en effet. Il y a toujours eu des problèmes en ville, des affaires de jeux, des agressions, des désaccords qui s’enveniment, des coups de couteau, des bêtises… mais cela, c’est autre chose, on ne coupe pas une tête comme on donne un coup de pied.

     « Des fois, on se demande… » marmonna l’adjoint. L’inspecteur grimaça à part lui : Marcousi, Tartuffe, pourquoi n’avoir pas fait du journalisme plutôt ? se demanda-t-il en l’observant, qui fronçait ses gros sourcils en engageant d’un air absent la Fiat dans cette Avenue des Fleurs si justement nommée. Là-bas, les géraniums explosent aux fenêtres, le cadmium des pétales jaillit dans l’espace, c’est comme plonger dans de la couleur ! C’était un quartier aisé, on pouvait s’en occuper, des fleurs. Un grand chien étendu sur la chaussée ne bougeait pas plus qu’un tapis hors d’usage, un domestique se traînait pour aller faire une course, il faisait une chaleur de four.
     « Oh, je sais ce que vous pensez, reprit l’autre du bout des lèvres : je ne suis pas digne de recueillir vos confidences, voilà ce que je me dis que vous vous dites. Remarquez, je ne vous en veux pas, mais vous pourriez me faire un peu confiance avec le temps, même si je n’ai pas votre expérience. »
     Pourquoi faut-il toujours que vous spéculiez à ma place, Marcousi ? s’abstint de répondre l’inspecteur.

— Vous savez, je n’en sais pas plus que vous, se força-t-il enfin à articuler. On va  bien voir… Comment va votre femme à propos ? » demanda-t-il en creusant les reins pour s’épargner la brûlure du siège tout en se mordant la langue à cause de cet à propos tombant mal. Était-ce Martine ? Une Sarah ? Il la voyait rarement, elle venait peu aux pots.
     « Oh, ça va à peu près, merci… Encore des semaines à patienter et elle ne sait plus comment se poser, mais cela pourrait être pire, lui a-t-on dit, le médecin, il paraît que souvent, c’est pire. »
     « La chaleur… » fit l’inspecteur compatissant.
     « Le climat ! dit l’adjoint en levant l’index sans décoller la main du volant : le climat ! Non seulement la chaleur, mais le climat ; l’humidité, la pression atmosphérique, le contraste des saisons, tout ça, c’est… étouffant. Nous, on ne se rend plus compte, mais elle en huit mois a eu latitude d’en apprécier toute la rigueur. » Quelle drôle de phrase, songea l’inspecteur. « Je me demande bien qui a fait le coup, poursuivait l’autre. C’est Paul Valery, je crois, qui dit que les gens ne sont pas méchants, au fond, mais qu’ils manquent d’imagination. »
     « Vous lisez, Marcousi ? Je ne savais pas… »
     « Oh ! je lis, c’est beaucoup dire ; surtout des souvenirs vous savez, ça m’est resté par bribes : le lycée, l’étude, tout ça, j’avais du goût pour ces choses-là. »

     Il actionna le clignotant, le tic-tac impérieux les fit taire. La voiture traversa en cahotant les rails près du port. Des enfants postés aux carrefours proposaient des cannettes tirées de seaux remplis d’eau et de glace fondue. Ils reconnurent le véhicule et restèrent à distance, avec leurs grosses têtes d’allumettes calcinées qui oscillaient dans les bourrasques. On faisait des travaux ; des gueuses de béton stabilisaient les feux temporaires plantés de biais dans des fourreaux trop larges, et l’attente tous les trois cents mètres semblait infinie. Les doigts de l’inspecteur pianotèrent sur la bordure du rétroviseur, s’agaçant des miettes du chrome.
     À main droite, des engins de levage et de transbordement surplombaient des bâtiments plats sommaires : entrepôts, bureaux minables, ateliers aux ouvertures obscures béant sur des noirceurs. On apercevait au passage des collines de ferraille, des îles métalliques émergeant de marais huileux, toute une himalaya de pièces détachées ; entre deux hangars s’étirait un instant une faille de la largeur des épaules, souillée de déjections, envahie par des plantes, où vivotaient des chats galeux…

     « C’est vert. » dit l’inspecteur. À la suite de chaque véhicule se ruait en roulant sur elle-même une grosse bouffée de poussière brûlante. Il rentra son bras, faillit remonter la vitre, se rappela que ce serait pire. Sa manche lui faisait l’effet d’un tuyau de poêle qu’on se serait amusé à lui souder sur la peau. Ils obliquèrent en direction du dispensaire. Sara, oui, ce doit être Sara, se dit-il. Sara Marcousi : une rousse efflanquée qui portait son enfant à naître comme une bosse venue elle n’aurait pas su d’où. Pas tant une maladie qu’une grosse bosse qu’elle se serait faite en heurtant quelque chose dans le noir.

Couleur locale, chapitres 4 à 7.

4



     À la petite morgue du dispensaire, ils n’apprirent rien. Dulong n’était pas là, il faudrait repasser. Ils déjeunèrent Chez Georges, un bouiboui sur le port, refuge des dockers en attente d’embauche. On leur servit le plat du jour : de la morue bouillie avec des pommes de terre, aux câpres et à l’aneth. Les voix des clients formaient le fond sonore, mélange de gros rires et de forfanteries polyglottes. Les épaisses assiettes de faïence reçurent chacune leur portion fumante et goûteuse. L’inspecteur prit un ballon de blanc, Marcousi une pression qu’on lui apporta tout juste fraîche. Il reposa son bock d’un air dégoûté, mais sans réclamer, ce dont l’inspecteur lui sut gré, leur entrée ayant provoqué un remous qui ne s’apaisa que lorsque l’on comprit qu’ils n’en avaient après personne en particulier.
     L’inspecteur astiquait ses couverts avec le coin d’une minuscule serviette en papier lorsque Georges vint les saluer, jovial et débordé, qui repartit sans crier gare, aspiré par les demandes d’une clientèle peu disposée à patienter pour des raisons de politesse, tout particulièrement auprès d’assermentés qui avaient pu, pourraient, pouvaient leur chercher noise. La morue luisait entre les patates beurre frais, en épais blocs mouchetés de vert. Ils attaquèrent le plat de bon appétit.
— Vous voyez, dit l’inspecteur élevant du bout de sa fourchette un long filament tendre : ils y mettent du poireau. Le poireau apporte beaucoup. C’est un plat très simple, mais personne n’y arrive comme Georges ; à ma connaissance. »
     Marcousi aux prises avec une arête se contenta de hocher la tête.
— Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » demanda-t-il lorsqu’ils eurent terminé, en examinant d’un air courroucé une tâche de gras sur la nappe. Il ressemblait à l’un de ces enfants du type vindicatif et boudeur auxquels on a si vite envie de mettre une tarte pour se passer les nerfs.
     « On va aller prendre le café ailleurs si vous voulez bien, parce qu’ici il n’est pas fameux. »
     « Non, je voulais dire… » Le brouhaha ayant repris ses droits, on s’entendait mal. Au bar, quatre marins débutaient une partie de dés qui finirait sans doute par un bourre-pif en règle. Derrière son comptoir, entre nuages de vapeur et fumées de tabac, Georges emplissait de rouge une carafe de verre vert en s’efforçant de ne pas gêner son employé débordé de commandes auquel on aurait pu donner huit bras et un nom exotique tant il s’agitait. Le clapet du passe-plats ne cessait de retentir. Treize heures, c’était le coup de feu.
     « Je sais, Marcousi, je sais, mais n’oubliez pas de vivre, parce qu’après, c’est trop tard. »
     L’adjoint le dévisagea, excédé. « Oui, oui… c’est mon coté donneur de leçons, fit l’inspecteur. Le privilège de l’âge… Vous n’imaginez pas que je vais m’en priver ? Notez que je suis pour l’ordre et la justice, mais… » « C’est bien gentil tout ça, mais… » « On y mettra le temps, c’est tout. Où voulez-vous qu’il aille ? La terre est ronde, on finira par le coincer. » « Vous avez toujours une bonne raison, vous… » « Vous savez dehors la chaleur qu’il fait ? Allez-y mollo, sinon vous ne tiendrez pas le coup. » Ce n’est pas vraiment que vous me soyez particulièrement antipathique… On se ressemble peut-être même un tout petit peu ; mais imaginez-vous un monde rempli de vos semblables : des ingénus coupables d’innocence, bourrés de bonnes intentions et d’ardeurs réprimées (je vous ai vu lorgner Leila)… ce serait l’enfer, songea-t-il.




5




Mais quelle Ho-r-reur ! fit Geneviève.
— Bah, n’exagérons pas, répondit l’inspecteur ; il paraît que cela arrive depuis longtemps ailleurs, tu sais. Peut-être que nous avons pris du retard… et qu’on ne sait pas faire la part des choses. » « Je ne comprends pas que cela te laisse aussi froid. Et je n’aime pas quand tu es comme ça ! » « Tiens, elle remarche ; sauf le son. » fit-il, surtout pour faire diversion tant il se méfiait de la polémique avec sa femme. Elle montait au plafond plus souvent qu’à son tour. À l’écran les Verts menaient, non pas parce qu’ils avaient marqué que de par le style, mélange de technique éprouvée et de fierté conquérante que ne possédaient pas les Blancs, cauteleux dans leurs visées, vantards dans leurs mouvements, geignards dans la défaite. L’arbitre, un blond frisé de haute taille, se démenait au plus près des joueurs. La probité le menait au cœur de l’action, soucieux qu’il était d’assurer à ses arrêts la plus grande rigueur. Il possédait de fait un je ne sais quoi de grec, de classique, de réglé. Certains l’en félicitaient, d’autres l’auraient piétiné à mort, c’était selon, c’était relatif, cela dépendait de l’équipe supportée, et de tout un tas de facteurs subtils que la tension du jeu mettait en jeu.

     Geneviève déposa les verres sur la table basse. « Cela ne va pas durer. » fit-elle. L’inspecteur se saisit de sa Suze, y laissa tomber une rondelle de citron et se rencogna dans son osier. Cassandre, pensa-t-il, en se rappelant la noirceur des présages et leur véracité.
     « Et vous ne savez rien de plus ? »
     « C’est un gamin qui l’a trouvée dans des lauriers en cherchant des œufs… »
     « Des œufs. »
     « Des œufs de pigeon. »
     « Des nids de pigeons dans les lauriers ? »
     « C’est ce qu’il a prétendu (ouvrant les mains), mais ces gosses, tu sais comme ils sont menteurs. Si ça se trouve, il a dit ce qu’il lui passait par la tête pour n’avoir plus affaire à nous. »

     L’amertume de la boisson le faisait renaître, l’alcool l’ensuquait : il contemplait la course d’un attaquant comme il eut suivi autrefois les évolutions réglées d’un esclave, en sachant que la fatigue de celui-ci, imposée par l’ordre en vigueur, l’eût délassé de sa propre torpeur. C’est l’épuisement des autres qui fait le prix de notre repos, pensa-t-il. Si tout le monde était frais et dispo, il n’existerait plus de plaisir en ce monde.
     « Tu as vu comme il se démène celui-là ? » fit-il avec un petit tressaillement de passion qui le fit se redresser dans son siège.
     « Mais quand même… »
     « Mais que veux-tu que je te dise. Et personne ne va nous aider, tu penses bien… » Du moins je l’espère, se disait-il en parallèle, parce que je ne vois pas pourquoi il serait si scandaleux que ça de couper une tête de temps à autre, même si c’est encore sans précédents. Et c’est dire si nous sommes pacifiques, ou précautionneux.

     Tendant le bras de coté, il récupéra sa serviette. « Le rapport préliminaire est là, dit-il, pianotant dessus. Avec le procès-verbal de la découverte. On a la tête, la seule chose qui manque, finalement, c’est le corps, tout le reste est en ordre.
     (…)
     Je plaisante… Bref, on va l’envoyer pour analyse, et on nous répondra d’ici à trois semaines qu’il aura fallu une lame comme-ci ou comme ça, de telle ou telle marque, donc de tel prix, achetée à tel endroit, éventuellement. Alors, peut-être, nous saurons où chercher, selon les particularités de l’outil et les déductions tirées de l’examen de la blessure. En attendant, je vais aller revoir ce gamin chez sa mère, j’écrirai un rapport de plus, et puis… Mais regarde-moi cette action ! Nom de Dieu ! trois centimètres de plus à gauche et ça rentrait comme dans du beurre ; tu as vu ça ? »

     Geneviève se gratta le mollet (un moustique). Elle ne pouvait s’interdire de l’aimer lorsqu’il parlait ainsi. Elle se sentait fondre, même si son fatalisme déclaré l’exaspérait par instants. Il n’était pas ainsi avant… des décorations en témoignaient. Il s’était passé quelque chose… Ou bien ne s’était-il plus rien passé ? Et puis, il y avait cette cigarette qui lui donnait l’impression d’une maîtresse escamotant un mari. Son mari ! Elle ne se sentait pas en droit de la lui reprocher, mais ce qu’il était pénible de faire face à cette jouissance éhontée… Quelle sorte de femme aurait pu supporter cela ? Quand il allumait SA cigarette, les rides qui s’élevaient de son nez et entouraient sa bouche s’évanouissaient comme si elles ne s’étaient jamais gravées dans sa chair au fil du temps. Là se nichait l’évidence du scandale. Elle se sentait… répudiée. Où était-il passé, ce temps de leurs ébats exclusifs ? Elle n’aurait su le dire. Le tissu s’en était-il usé en frottant sur les mille petits cailloux du quotidien ? Quelle horreur. De là cette guerre civile qu’elle lui menait et qui la mettait elle-même à la torture, sans qu’elle pût s’en empêcher, sans prendre plaisir aux embuscades dans lesquelles il se laissait tomber en opposant d’évasives sentences, un silence piteux.
     Son amie Henriette, mariée et bourrée d’amants, lui parlait souvent de la désarticulation du couple, et ce ver fascinant avait fait du chemin en Geneviève : elle observait l’inéluctable propagation de la vermine en notant avec ardeur et désespoir les évitements, les gênes… Se pouvait-il que son couple à elle se trouvât soumis à une telle mécanique de désagrégation ? Là où elle savait la cheville, voilà qu’elle trouvait une main. Que faisait là ce tiers qui s’imposait ? D’où provenaient ces doigts qu’elle sentait ramper sur eux dans le noir ? Là où se trouvait le coude, voici qu’il y avait deux coudes ! et le bras jusqu’alors soumis semblait sur le point de s’autoriser des mouvements inédits, dangereux… Elle examina sa main, fut sur le point de la tendre vers l’épaule de son mari, craignit de heurter un genou qui s’y serait accolé, et se surprit à prendre une gorgée de Suze à la place.

     Un but fut marqué, elle ne savait par qui et s’en contrefichait, du reste, mais l’excitation de son mari la réconforta en contrant la lisse indifférence d’un poste qu’elle eût aimé voir voler en éclats, que cela fasse un peu de bruit, enfin. Le ding-dong de l’entrée retentit. Louxor se propulsa dans le couloir comme un ballon de cuir, tous ses ongles cliquetant et le corps de travers. L’inspecteur interrogea sa femme du regard. « C’est Josépha, expliqua-t-elle en se levant. Je n’avais plus rien. » On entendit le basset déraper en bout de course et s’écraser contre la porte. « Louxor ! Espèce d’idiot ! » s’écria l’inspecteur de bonne humeur, soudain. On entendit là-bas un conciliabule confus ; les ongles et les abois menaient autour des mots leur danse. « Comment va sa mère ? » demanda-t-il lorsque Josépha eut refermé la porte. « Toujours sa jambe… fit Geneviève songeant à son mari et remarquant qu’il s’était tassé. Tu ne voudrais pas d’un chat, aussi ? » « Tu as envie d’un chat ici ? » « J’ai toujours eu envie d’un chat. Rappelle-toi… on a pris Louxor quand on a acheté la maison, par crainte des voleurs… » et c’est à ce moment-là que j’ai cessé de travailler… et toutes les traites lui sont retombées dessus jusqu’à ce que tout soit payé. C’est lui qui a tout fait, et moi je suis restée là pendant qu’il se démenait. Et il y est parvenu sans demander quoi que ce soit en retour… C’est alors que c’est devenu difficile, quand il était par monts et par vaux jour après jour pour retrouver ces gens. Ce sont tous ces inconnus qui nous séparent… c’est comme s’il avait vécu vingt ans au milieu d’une foule sans que je sois au courant ni que je veuille rien savoir. Des inconnus qui me resteront étrangers… enfermés dans sa tête sans espoir d’en sortir ne serait-ce que parce qu’il y en a trop, qu’il n’aurait pas le temps. Parce que le souvenir dépasse les existences : on côtoie quelqu’un à peine cinq minutes, et il faudra des mois ou des années pour s’en remettre. Alors, tous ces individus, avec leurs activités bizarres et leurs envies irrépressibles, comment lui serait-il possible de m’en parler ? il en aurait pour des siècles… D’autant plus qu’il en rencontrerait d’autres dans l’intervalle. Or, même à moi qui n’ai pas fait grand-chose et qui n’ai rencontré personne, la vie paraît pleine comme un œuf… Mais c’est peut-être qu’on est trop intéressé par soi, alors, on a faim tout le temps.
     « C’est curieux que je ne m’en souvienne pas. C’est à croire que je perds la boule… » Et cela ne serait rien d’autre qu’une existence, finalement, sans cette petite douleur qui ne permet pas de s’en accommoder, qui se lève quand on se lève et ne s’endort pas lorsqu’on est couché. Ce serait facile, autrement, de se dire qu’on a vécu. Je suis sûre d’une chose, c’est qu’il m’est resté fidèle. Alors, pourquoi ai-je tant la trouille ? C’est que l’expérience n’est rien devant la fatigue : elle perd du terrain, se fait réflexe, et ça ne suffira pas toujours, de lever le coude pour esquiver les coups… d’autant que moi je n’y connais rien, en coups, ni pour les éviter ni pour les rendre. Et je ne peux même pas lui en parler parce que j’aurais l’air non seulement d’une idiote, mais de vouloir faire advenir précisément ce que je redoute, en m’avançant ainsi, avec au bout du bras le drapeau noir de mes pressentiments, en folle du logis… Alors, je dois rester calme, bien calme, quand je n’ai qu’une envie : me mettre à crier. Mais qu’est-ce que je peux faire, à part continuer comme d’habitude comme si de rien n’était, et houspiller Josépha lorsqu’elle vole trop d’huile, et puis lui dire qu’il faut nettoyer les coins des pièces aussi, pas seulement le milieu, jusqu’au moment où je prends le balai moi-même, sachant qu’elle rigole en épluchant ses tomates.



6




     L’hôpital se dresse à l’arrière de la ville sur les hauteurs du port, entre les grands eucalyptus d’un parc un peu délaissé entouré de villas cossues appartenant à des expatriés en mission et ou à des commerçants enrichis par le négoce. La chaleur est moins étouffante ici qu’en ville, l’air chargé de l’humidité des pentes auxquelles il se frotte avant d’y venir mourir en brise forestière agitant de juste ce qu’il faut les longues sagaies des feuilles. Vers l’entrée s’active gravement, lentement, un grave et grand et maigre jardinier en vareuse et en short occupé à ratisser le sol, à effacer l’expression de la souffrance : les traces des pneus. Depuis les hautes fenêtres en ogive de l’aile droite, ou depuis la véranda à colonnades courant le long du bâtiment au second étage, on distingue le voile de mariée du sillage des bateaux, voire les bateaux eux-mêmes pourvu qu’on ait l’œil aiguisé. De là-haut, les grues ressemblent à des cure-dents jaunes et rouges, et les immeubles du centre-ville à un agrégat blanchâtre structuré par la répétition de ces milliers de minuscules carrés noirs dont je parlais tantôt.

     La vieille Lancia tangue dans l’étroit chemin sablonneux. Elle a failli percuter un tronc en patinant dans un virage ; cale, recule, prend de l’élan, s’élance en ronflant et finit par stopper en grinçant devant le perron. C’est la voiture de l’inspecteur. Il en sort essoufflé, fait le tour au pas de course et ouvre largement la portière sur une Sara Marcousi haletante, qu’il aide à s’extraire du siège trop bas. Une main placée sous son ventre pour accentuer ou soutenir la poussée exorbitante, elle s’avance, il la soutient.

     Le jardinier s’est redressé à leur approche. Déployant ses vieilles jointures, les yeux plissés, il observe de loin le véhicule et ses occupants. Son attitude teintée de hiératisme et d’indifférence donne l’impression qu’il en sait long sur les us et coutumes, sur le Monde, sur l’Homme, sur l’Au-delà.

     Marie-Ange, l’infirmière du second, est apparue à un angle mort. Elle tire de sa poche le paquet de cigarettes de luxe que lui a offert la veille son fiancé. Ici, personne ne viendra lui reprocher quoi que ce soit, c’est la zone neutre des pauses en extra. Elle observe le jardinier qui, lui, scrute la porte d’entrée venant de se refermer sur le couple, et dont le panneau écaillé tremble encore.

     Ils se sont enfoncés dans les fraîches entrailles de pierre, et l’inspecteur de s’étonner de connaître si bien la disposition des lieux quand il n’a pas souvenir d’avoir jamais mis les pieds en bas, s’étant toujours rendu directement dans les étages pour y rencontrer des blessés peu bavards, recueillir l’avis d’un toubib quant aux causes avérées d’une contusion qu’expliquait mal la dite chute dans l’escalier…

     À ses cotés Sara gémit, qui marche à petits pas et les jambes écartées avec une détermination remarquable, décidée qu’elle semble à ne sacrifier qu’en lieu et place. Des filets de sueur dévalent sa poitrine. Il les sent qui le brûlent et s’en trouve gêné pour cette femme qu’il supporte à pleines mains. C’en serait à croire que je suis et le père et l’amant… se dit-il. Nue, Sara n’est pas très différente de lorsqu’elle est vêtue, mais elle est toute nue. Comment cela se fait-il, il n’en sait rien. Un interne à lunettes d’or et grosse montre en plaqué au poignet fait mine de leur barrer le passage en écartant des bras immenses.
— Où allez-vous Madame et Monsieur ? demande-t-il, avec toute la politesse de rigueur toutefois.
— À votre avis… grogne l’inspecteur désignant du menton le ventre lourd et bas. L’interne s’efface tandis que sous ses doigts s’active le velouté de cette peau, comme, précédant le souvenir et le démangeant déjà, s’érige en lui ce vœu : étaler cette éblouissante nudité au travers d’un lit dans une chambre obscure, la couvrir de baisers.



7




     La salle de travail est peinte en vert. On s’y croirait tout au fond des mers. À peine franchi le seuil, une explosion molle à ses pieds… Les eaux ! pense-t-il. Sous ses doigts, le ventre remue, se vide. « La tête ! » s’écrie-t-il.

     Le cou lui fait mal, sa bouche est restée ouverte sur l’exclamation. Il a bavé dans son sommeil, une traînée d’argent lui barre le menton, qu’il ne remarquera que plus tard, dans le miroir de l’entrée.
     À ses pieds deux insectes juchés sur une croûte de pain se livrent à une occupation incompréhensible. Longs, plats, d’un rouge marbré de brun, joints par la tête et par l’autre bout, il ne sait s’il s’agit d’un repas, d’un baiser, ou d’une lutte à mort. Après un temps qui lui paraît terriblement long, l’un d’eux se détache, descend de la croûte et s’en va, avalé par une fente.

     Je ne comprends pas… se dit-il, emporté par un flux qui l’emprunte et se fraye en lui un passage, par un canal de moindre résistance.
     Puis il se roula une cigarette en toussotant, l’espace ayant cessé d’émettre.
     Levant les yeux sur la bougainvillée envahissant l’entrée, il pense à Geneviève (ils n’étaient pas d’accord, bien sûr, sur les termes à employer pour caractériser ce grenat flamboyant d’un almandin bordeaux assez radioactif). On en arrivera à ne plus pouvoir passer… se dit-il. Ceci dit, à l’ombre du fouillis qu’elle appelait "jardin", et à la condition de ne pas bouger du tout, respirer restait supportable. Il se sent alors remporté par le flot, avec cette impression de monter dans l’espace sur une vague immense.

     Il partit interroger le gamin dans une case aux murs de carton et de planches perchée en bordure de l’égout à ciel ouvert qu’on appelle "Chenal 17", ruisseau aux pentes raides et hâtivement bétonnées qui désengorgeait comme il pouvait, quasi théoriquement, les quartiers pauvres. Son lit presque à sec et encombré de toutes sortes de détritus ressemble à une poubelle sinueuse et miroitante. L’odeur qui s’en dégage, flottant à des kilomètres, permet à quiconque s’égare de se situer aux abords du District Est, vaste tache mal définie égayée de dépôts boulangers, guérites minuscules peintes en jaune vif dans lesquelles de longs pains blanchâtres ne cessent de durcir et de s’échanger jusqu’au soir à la lueur d’une lampe à pétrole contre quelques piécettes d’une monnaie qu’on dirait de cuivre. Mille ruelles y louvoient entre des toitures de tôle, pas une habitation n’y possède d’étage, le courrier n’y pénètre pas, personne ne s’y risque la nuit qui n’y habite pas, et nombreux sont ceux qui ne rêvent que d’en partir tout en s’en réclamant, prêts même à se battre comme des chiens pour peu qu’on remette en question la véracité de leurs assertions cocardières. Et c’est compréhensible dans la mesure où cette origine dont ils se réclament à corps et à cris, ils ne cessent de la trahir dans le secret de leur cœur, et qu’il leur faut par conséquent la clamer haut et fort, la brandir, la laisser se défaire revenant à se condamner. « Quand on perd ses couilles on perd aussi ses dents. » disent les voyous de là-bas.

     On aurait pu se diriger les yeux fermés dans cette ville, et ce n’étaient pas les aveugles qui manquaient. Dans le centre, cela sentait le gaz d’échappement et l’apéritif de marque ; au sud, près du port, le gasoil et le parfum vulgaire des filles débordaient l’odeur de la marée ; à l’ouest, quartier du négoce, le mouton rôti et la bière s’imposaient, et sur tout l’ensemble pesait la chape caniculaire d’une pollution omniprésente. Au nord par contre, en hauteur, de discrètes bouffées de ces plantes distinguées agrémentant l’aisance sautent les murs armés de tessons des nantis ahuris par leur bonne fortune. Plus loin encore, après cette oasis des aisés, par-delà les premières élévations, ce ne sont plus que plateaux désertiques et falaises crénelées, ruines naturelles, surchauffe calcaire. Une sécheresse astringente vous y étreint la gorge sur des centaines de kilomètres, à peine adoucie par l’urine et le suint d’un troupeau de passage talonné par une ombre à baguette. Une fois les plateaux dépassés, quand il n’est plus question d’herbe sèche, ni de ces épines que se disputent des chèvres faméliques, on n’a plus à faire qu’à de la pierre ocre et à du sable à perte de vue. C’est dans ce grand vide consumé convenant à peine aux reptiles que l’espace donne le jour, après bien des remous, aux vents brûlants déferlant sur la côte pour affronter la mer.

     Il déchiffra sans peine dans les yeux têtus du garçon, dans l’étroite façon dont celui-ci faisait face, dans la compacité d’un buste opposant à son prétendu bon vouloir un entêtement secret, cette répugnance foncière à répondre aux questions, et trouva sans surprise sur le front bombé de sa mère d’où lui venait cette réserve. Sa présence insolite, inespérée, provoqua un attroupement chuchotant. Il repartit au bout d’une heure après s’être épuisé en efforts inutiles, conscient d’avoir fourni une attraction, d’avoir joué son rôle dans le théâtre de quartier, de les avoir… distraits. Ils ont raison après tout, se dit-il en remontant dans la voiture de fonction après en avoir fait le tour (pour vérifier les pneus, les phares et les serrures). Pourquoi me parleraient-ils quand on les fait se taire ? Et c’est en jugeant remarquablement dénuée de sens cette réflexion, qu’il passa les vitesses sans en faire craquer une.

     L’inspecteur manœuvrait sa propre voiture avec timidité, avec presque du trac. Utilisant surtout celle-ci, il se désaccoutumait entre-temps des commandes de l’autre, de ses réactions particulières, la laissant la plupart du temps au fond du jardin. Il ne la prenait finalement que pour sortir avec sa femme, pour un film, un rare spectacle, l’une quelconque de ces "fêtes" données en l’honneur d’un départ, d’une promotion, et auxquelles, mi plaisir mi corvée, frayage consanguin, il se sentait tenu de participer, auxquelles on le conviait du reste invariablement, comme on invite un parent éloigné pour les mariages et les enterrements. Geneviève était heureuse de la perspective d’une soirée en sa compagnie. Elle y pensait même durant la journée avec joie, mais ne pouvait s’empêcher de faire remarquer, une main sur la portière et l’autre sur la hanche, que le capot et le toit, visqueux de cette « humeur », faisaient mauvais effet… Bref, "qu’on" aurait pu nettoyer… La question du lavage se reposait alors, s’étant mille fois posée. L’inspecteur insinuait que Josépha, peut-être… « Josépha n’est ni chauffeur ni mécanicien. » rappelait Geneviève en regardant froidement au travers du pare-brise. C’est une ménagère médiocre, certes, mais une cuisinière jamais à court d’idées, de recettes, d’innovations… Cherchait-il à la dégoûter de leur faire la cuisine ? Voulait-il lui faire rendre son tablier ? Désirait-il… L’inspecteur n’avait naturellement pas l’intention de se passer des services de Josépha ; ni celle de laver la voiture. Il voulait bien conduire, pas s’agenouiller devant une calandre sale. Il profitait d’un instant où sa femme reprenait son souffle pour glisser qu’elle n’avait jamais accepté qu’il fasse dresser un simple toit tout plat posé sur quatre poteaux qui eût à coup sûr préservé la carrosserie de toute cette saleté. Ce à quoi elle rétorquait que c’était un « jardin », pas un « garage », qu’il est normal qu’un jardin contienne de la végétation, qu’à une voiture la rue est douce… Il lui faisait alors remarquer qu’il était impensable de laisser plusieurs nuits de suite une voiture à la rue sans risquer de la retrouver rayée, les pneus à plat, ou de ne pas retrouver de voiture du tout dans ces quartiers semi résidentiels où nul ne circule après vingt heures… Et la question du gardien se reposait, qui eût pu faire sa ronde au bénéfice de plusieurs, à moindre coût pour chacun, en partageant les frais de son entretien. Mais l’inspecteur n’aimait pas cette idée, ne souhaitait pas qu’un « individu inconnu » fût payé pour traîner toute la nuit dans le coin, observant ceux qui l’entretiendraient plutôt que les cambrioleurs, vite au courant par son intermédiaire, rémunéré en cigarettes, des horaires, cadenas, grilles, vasistas, électroménager, bijoux…

     Une fois là, généralement, le néon du Métro, l’escalier de la réception privée, les marches illuminées du Théâtre National tremblotaient dans le pare-brise crasseux. L’inspecteur se garait à l’écart pour ménager la fierté de sa femme, et ils faisaient leur apparition à pied sans avoir résolu le problème, qui se représenterait sans faillir la fois suivante, mais dont personne ne parlerait plus dans l’intervalle. Et c’était une passe d’armes un peu pour rire aussi, quoiqu’elle fût sérieusement menée, et qui leur eût manqué s’ils y avaient mis fin. Ils faisaient donc tout pour éviter de mettre en œuvre des solutions indésirables : ils s’entendaient à ne pas s’entendre, c’était la blessure et le baume.

Couleur locale, chapitres 8 à 12.



8


     Dans une pièce aveugle du bâtiment de moellons jouxtant le dispensaire, Dulong prélevait de fines lamelles de chair en bordure de la plaie. On sentait, au-dehors, le vent frapper les murs comme un forcené, et Marcousi se sentait mal à l’aise en observant ce calme austère des manipulations. Comment fait-il ? Il est aussi froid qu’il fait chaud. Et pourtant, c’est un homme comme moi, qui a besoin d’air pour respirer et de lumière pour voir. Le spécialiste reposa ses outils dans le ravier douteux. Cela fit un cliquetis, et l’adjoint sursauta.
— Et voilà le travail, fit Dulong désignant trois rondelles filandreuses couchées sur des compresses. À mon niveau, c’est tout ce que je peux faire. On va leur envoyer. Je vais faire un petit rapport. » Et il s’installa à une table pour remplir ses papiers tandis que Marcousi resté debout louchait sur la tête.

     Dulong n’était pas sentimental avec les cadavres qu’il était de son devoir d’examiner à son niveau, comme il disait, modeste. Ce n’était pas lui qui se fût affolé des hanches subtilement désaxées d’une adolescente suicidaire à l’intacte beauté ; il y voyait une machine en panne, qu’il savait être irréparable mais dont il lui faudrait contrôler les niveaux, vérifier les fonctions, l’état général et les particularités descriptibles. Un état des lieux. Pour ce qui était des considérations personnelles, il passait la main.

— C’est tout de même bizarre… » fit l’adjoint en arrêt, fasciné par le gris terne et froid d’un œil qui ne le jugeait pas, pas plus qu’une pierre en jauge une autre.
     « Bizarre ? Bizarre ? Ne croyez pas cela, Monsieur Marcousi. Il faut éviter ce genre de chemin de traverse, à mon avis, parce qu’on ne sait pas du tout où ils vous mènent. Prenez les choses frontalement, c’est plus sûr. Ainsi, ce n’est pas bizarre : c’est rare : rare. Il faut savoir se protéger de sa tête. Autrefois, j’avais un collègue… »
     Marcousi se détourna de la masse menaçante. « Vous avez raison, Dulong, mais je vous prie de m’excuser, il faut que j’y aille. »

     La réputation de Dulong n’était pas surfaite. Habituellement silencieux, mais paradoxal, il pouvait à la moindre faiblesse se laisser aller à vous balader interminablement dans ses souvenirs pour peu qu’on n’osât pas l’interrompre, ce qui arrivait quand on ne lui savait pas cette tendance à vous badigeonner de mémoire comme d’autres d’antiseptique. Ils quittèrent la salle, une fois rangés les échantillons dans une petite boîte métallique à crochets, après qu’il eût avec des gestes d’obstétricien enveloppé la tête dans un molleton d’aluminium froissé. Comme on lange un enfant, pensa l’adjoint en le regardant faire, retenant son souffle, trois pas en arrière.

     Sur le seuil, Dulong lui tend la glacière. Son poids le surprit. La chaleur les assaille et un vent plein de fureur les frappa, à croire qu’il cherchait à régler ses comptes, à provoquer une bagarre de rue ; et c’était une impression difficile à repousser tellement il vous tapait par à-coups dans le dos, en traître. C’était cette impression de rancœur personnelle qui mettait les nerfs en pelote et déclenchait tant de conflits après seulement trois jours de ce régime. On a vu des couples unis se défaire après deux semaines de ce vent-là, et nul n’a pris la chose à la légère : on connaissait ses effets, et à quel point il pouvait rendre fou. On se souvenait du type qui avait lancé sa voiture dans la foule d’un marché pour se débarrasser d’un monstre que les vitres baissées ne suffisaient pas à écarter de lui. Ils chancellent, Dulong petit et malingre dans sa blouse bien nette, Marcousi sa veste froissée à la main et la glacière de l’autre, et se saluent de quelques mots, en professionnels accoutumés à se rencontrer pour le travail, pas par plaisir. Quelque part, quelqu’un criait, et le cri à peine poussé se faisait mettre en pièces par une bourrasque, aussitôt remplacé par un autre, identique. Deux religieuses encornettées d’ivoire parurent, leur habit malmené les transformant en marbres du Bernin, qui tournèrent à un angle, gravirent un escalier, s’élèvent dans les airs. Marcousi s’ébroua, reprenant ses esprits, mais des relents pharmaceutiques persistent dans ses poumons, même après qu’il eût inspiré et expiré à fond plusieurs fois.

— On ne peut pas confier ça à un transporteur ordinaire et je n’ai personne sous la main. Il va donc falloir que vous fassiez la route, Marcousi. Prenez la Fiat, elle avance mieux. Si vous voulez, notez, seulement si vous pouvez, mais cela nous arrangerait. Vous en avez en gros pour quatre heures à l’aller et quatre heures au retour. Il est seize heures trente, vous passeriez la nuit là-bas. Qu’est-ce que vous en dites ? Vous aurez votre soirée et vous seriez de retour demain en fin de matinée. Je connais un petit hôtel très bien ; l’hôtel Saïd, je vais vous noter l’adresse ; vous leur direz que vous venez de ma part. N’oubliez pas de garder vos notes de frais. Vous croyez que c’est possible, avec votre femme ? Posez-lui la question, on va bien voir », dit l’inspecteur. Il poussa le téléphone vers l’adjoint et s’en roula une. On entendait le ronron du climatiseur, le zonzon d’une mouche, quelques coups de klaxon et la voix sans apprêt de l’adjoint, qui raccrocha. — Ça va, c’est réglé, pas de problème. » « Alors, c’est parfait. Et merci. Je sais que ça n’entre pas dans vos attributions, mais je suis coincé, là, parce que le froid, ici… »


Rituels


     Âgé de vingt-huit ans, François Marcousi était grand, un peu voûté, mais solide, avec de gros os, une moustache et un air emprunté qui lui venait de ce qu’il n’était pas de . On l’avait muté d’office après sa formation, c’était dans le contrat. Toute simple secrétaire qu’elle fût, Leila en savait infiniment plus sur les tenants et les aboutissants. Elle connaissait les familles, les liens, les désirs et les vices. Elle y avait été plongée au berceau et cela faisait une différence qu’il désespérait de combler. Leila avait toujours une longueur d’avance et le moindre de ses potins se supportait d’un savoir intuitif qu’il ne possédait pas. Aussi avait-il pris l’habitude de la consulter, ce qui les avait rapprochés. C’était également par Leila qu’il avait fait la connaissance de Sara, peu de temps après son installation. La jeune femme l’a séduit par son maintien, par ses yeux, par cette retenue qu’il avait fallu entamer durant des semaines de cour assidue… jusqu’à ce qu’un soir elle se donnât à lui avec une ardeur qui l’a conduit à s’interroger sur ses propres limites et ses capacités.
— Il faut aller voir vers chez Tony, a dit Leila.

     De ce Tony, leurs fiches parlent peu. Il fréquentait du monde, enfin du demi-monde, du monde des bas-fonds. Il y avait du louche, mais rien de très avéré. C’était un personnage ambigu qui se livrait à toutes sortes de trafics via des bars. Des magouilleurs en tous genres, ce n’est jamais cela qui manque dans les ports. Il a cependant noté l’information dans un recoin de sa tête, vu que là où ils en étaient… même un petit Tony n’est pas à négliger. Il soupira, regardant par la fenêtre. Le vent ayant cessé durant la nuit, on avait l’impression de tout voir dans de la fumée, ou comme au travers d’un sac en plastique. Ce qu’il y avait de bien, par contre, c’est la température, qui était un peu descendue. Comme on est bien aujourd’hui… se dit-il.

     Marcousi s’essayait à la Visualisation Positive selon la méthode prônée et décrite dans l’ouvrage détaillé d’une certaine Ellena Blockpen, qu’il avait trouvé à la bibliothèque du Centre Culturel deux jours après avoir appris de Sara qu’elle était enceinte. Il a noté la coïncidence en se disant qu’il était con. L’orangé de la couverture avait attiré son attention. Il l’avait emprunté à l’intention de sa femme, alors un peu soucieuse, mais c’est lui qui l’a lu, renouvelant l’emprunt jusqu’à lasser l’employée qui lui a dit de conserver le livre le temps qu’il faudrait…
— Parce qu’enfin, si c’est pour refaire la même fiche tous les quinze jours, cela n’en vaut pas la peine, n’est-ce pas ? » Et si par hasard quelqu’un réclamait précisément ce livre, elle le lui ferait savoir, ok ? Elle avait son nom, l’adresse, le téléphone… il n’y a pas de problème, rien que des solutions.
— D’accord, avait dit Marcousi. Et merci. » « De rien de rien ! a répondu la dame en agitant gaiement ses lourdes boucles d’oreille (il estimerait qu’elles n’étaient peut-être pas tout simplement dorées ((comme on se disait considérant le volume)), mais peut-être bel et bien d’or, en considérant le poids). Pourquoi se mettre martel en tête ? » « En effet, a-t-il dit, en effet, pourquoi ? »

     Mais pourquoi pas… a-t-il pensé après coup. À quoi bon édicter des règles, si c’est pour ne pas les respecter ? Et cette question des règles l’a travaillé. Sans règles, que serait-on ? Lui en tout cas entendait les faire respecter, par principe, même sur la base de son maigre salaire. Mais ça allait, ça allait encore… La vie n’était pas très chère, ils ne partaient pas en vacances, et Sara était économe. Presque trop, par exemple… il eut aimé parfois qu’elle s’achetât un peu des trucs de fille… Quelque sous-vêtement affriolant ? Mais rien à faire : Sara usait ses vieilles affaires jusqu’à la trame. Ce qui n’était pas sans l’exciter aussi, d’une certaine manière, en lui donnant l’illusion de posséder une pauvresse soulevée dans les bas-fonds. Il aimait entrapercevoir la rousseur de son sexe à travers l’élimé. Il trouvait un peu bizarre ce goût chez lui, d’ailleurs, et se demandait avec une certaine inquiétude s’il ne lui faudrait pas cet artifice pour parvenir à ses fins, si des effets tout neufs n’eussent pas risqué de l’inhiber un peu. Ceci à titre d’hypothèse, vu qu’elle n’achetait rien et qu’il était fidèle, puceau auparavant. Il l’avait rencontrée gênée (pauvre), et l’avait connue telle, avec ses pauvres vêtements, et ce qu’elle portait et la façon dont elle le portait et l’ôtait restaient liés pour lui à leurs premiers ébats. Il s’en voulait un peu de ses petites manies, mais n’osait pas les remettre en cause ; d’une part parce qu’il craignait un fiasco redouté de tous les hommes au monde, de l’autre parce qu’il trouvait son plaisir comme ça, sans toucher à rien. Aussi n’a-t-il pas insisté pour ce qui était de la dentelle.

     Il faudrait parvenir à fumer moins… se disait l’inspecteur en considérant le développement des volutes de l’énième. Mais comment faire ? La cigarette matinale faisait partie de sa routine, comme le café qui lui donnait l’impression de survivre à la nuit en relançant la vieille machine. Et les autres s’ensuivaient tout aussi machinalement que des gouttes dans un tuyau. En se refusant au sacrifice de sa santé, il n’était bon à rien, l’esprit vague, affrontant le temps sans armes et sans bagages. Il avait essayé les bonbons jusqu’à l’overdose, prenant au passage un kilo à cause du sucre ; puis le chewing-gum jusqu’à la crampe maxillaire, ce qui lui donnait faim, faisant son estomac sécréter des acides qui lui occasionnèrent des aigreurs que la nourriture seule apaisait, ce qui lui avait rajouté trois kilos. Il s’en était tenu là un moment. Ensuite, encouragé par sa femme et ne se tenant pas pour battu, il les avait comptées du matin au soir afin de réduire méthodiquement leur nombre, mais là encore, il n’avait pas tenu, son esprit ne pouvant tout à la fois compter et réfléchir, cogiter et additionner tout en s’imaginant soustraire. Il fallait que certaines choses demeurassent machinales, si l’on voulait des résultats. Certaines natures sont ainsi faites qu’elles adorent tourner en rond, se dit-il, et c’est mon cas. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je fasse ce que je fais : faire en sorte que tout tourne rond, boucler les boucles, refermer des portes… Certaines créatures sont ainsi faites qu’elles ne peuvent que tourner en rond. Ces fourmis du Brésil, par exemple… incapables de grimper sur aucun obstacle, de s’élever si peu que ce soit, sauf une fois, la seule, lorsque les spores microscopiques d’une certaine plante leur tombent dessus du haut des arbres et, les pénétrant au défaut de la cuirasse, envahissent leur tête, et modifient leur système ganglionnaire. Alors, cette fois-là, l’unique, ces fourmis entreprennent l’ascension des plus grands arbres de la forêt, s’élèvent à cinquante ou soixante mètres du sol et, ne pouvant aller plus haut, les spores parvenues à maturité leur ayant fait sauter la tête, meurent ; et c’est de leurs têtes fendues que surgit cette petite fleur écarlate qui laissera choir les spores ! Quelle image ! Des plantes modifiant le système nerveux des insectes pour se reproduire… On n’a jamais rien inventé. Comment croire qu’on puisse échapper à sa Némésis ? Bon, d’accord, quelqu’un a fait une bêtise : les têtes ne se décollent pas toutes seules. Mais quand même, quel drôle de rêve j’ai fait…

     Se secouant pour se débarrasser de ces interférences érotisantes, l’adjoint remit sa housse à sa machine et quitta l’immeuble. Ce n’était pas en remplissant consciencieusement un formulaire de plus qu’il allait faire avancer les choses. Il passa sa veste, descendit, remonta dans une occasion fatiguée qui ne démarrait pas toujours du premier coup, on a les moyens qu’on peut, qu’on a, et c’est en arrivant au carrefour des docks qu’il le repéra avec son seau, ses cannettes, ses limonades. Il se gara, sortit en vitesse et fut sur lui avant d’être remis. Les autres gamins, vexés de ne pas l’avoir reconnu à temps, s’écartèrent en lui laissant le champ libre. Il lui fallut manœuvrer un peu, préparer le terrain avec une certaine mauvaise conscience… il faut ce qu’il faut.
— Oui oui, je sais que tu as tout raconté, ça ne fait rien, redis-le moi, et donne-moi un Fanta ; la monnaie c’est pour toi. Alors, tu cherches des œufs, et puis tu vois un truc et tu t’approches. Et là ? »
— … »
     « Hein ? tu as vu quoi ? »
     « J’ai vu l’oreille. »
     « Tu as vu l’oreille… et ? »
     « Rien M’sieur. »
     « Et tu as fait quoi ? »
     « Rien M’sieur, je suis rentré chez moi. La vérité dans ma bouche. »
     « Et ta mère elle a dit quoi ? »
     « Rien M’sieur, je le jure. »
     « D’accord, mais avant, tu as fait quoi ? »
     « Rien M’sieur, rien du tout. »
     « Et tu n’as pas eu peur, avec les histoires… ? »
     « Un peu mais pas beaucoup, parce ça c’est pas les histoires. »
     « Bien. Et comment elle était ? »
     « Elle regardait sur moi. C’est pour ça que je l’ai touchée. »
     « Tu l’as touchée ; avec un bâton ? »
     « Non M’sieur, avec la main. C’est froid. On fait comme ça j’ai vu le film. »
     « Quel film ? »
     « Un film de guerre, avec les morts. »
     « … »
     « Elle regardait, alors je suis couru chez moi. »
     « Alors c’est toi qui as fermé l’œil ? »
     « Oui M’sieur. C’est pour ça. C’est pas bon. »
     « Pourquoi ça ? »
     « Les morts ils dorment, mais s’ils regardent encore, alors c’est comme s’ils sont pas morts, c’est pas bon. »
     « A-ah. »

     Et dire que j’ai claqué un billet pour ça… se disait Marcousi de fort mauvaise humeur. Il grilla un feu et faillit emboutir un poteau en faisant une marche arrière près de chez eux, mais il était content aussi parce que dans ce quartier il n’est pas si facile de trouver de la place, jouissant de sa bonne humeur à l’aide de la mauvaise, et de la mauvaise au moyen de la bonne.

— Un tas d’idioties, pas un seul renseignement fiable, et rien du labo, bien sûr… » À moitié allongée sur un large coussin, le dos au mur et un verre de lait à la main, Sara le regardait. Elle respirait à grandes goulées du fait de sa position, et son gros ventre saillait en avant ; elle semblait toute petite et comme cachée derrière un édredon. On eût dit une ado à secrets, et il s’en trouva secrètement émoustillé.
— Mais ce n’est pas ta faute. »
     « Je vais le leur retrouver moi, leur corps. »
     « Ne t’emballe pas. »
     « Toute cette histoire m’énerve. »

     Sara avait préparé une tourte épinard et poisson, de la salade, et prévu un sorbet. Ce n’était pas tous les jours qu’ils mangeaient aussi bien. Envie de femme enceinte ? Pour lui signifier par un petit plat sa tendresse ? le dédommager du peu de sexe qu’ils s’octroyaient ? Peut-être tout simplement pour contrebalancer les effets légèrement déprimants de la fin du jour, ici, tant le soir tombe d’un coup très vite, là-bas ; ce à quoi on résiste comme on peut : en buvant, en mangeant, en regardant les nouvelles, en voyant des amis pour boire avec eux, discuter des nouvelles, manger.
     « Délicieux ! dit-il en se levant pour débarrasser. Simplement délicieux. Ça te dirait de sortir un moment ? » « Vas-y toi, moi je ne me sens pas de bouger. Trop paresseuse. Mais vas-y, sinon tu vas remâcher et tu seras de mauvaise humeur demain. Va prendre l’air et rapporte-moi le journal. » « Oui ? tu es sûre ? » Il fit la vaisselle en vitesse, embrassa sa femme et ressortit. Il se sentait coupable, mais pas trop, et l’agitation de la rue lui ôta de son poids. Dans ce quartier, les commerces ferment tard, il y a toujours du monde, les habitants fuient les intérieurs étouffants. Ne sachant que faire il entra dans une boutique et acheta le journal. Il pensa le lui monter, redescendre, mais la perspective des escaliers le découragea et il comprit sa défection au regard de la sienne : il n’attendait pas d’enfant, lui, mais renâclait pourtant devant les quatre étages. Traversant la rue à l’angle, il prit par la ruelle des Chapeaux, tissus, tailleurs, costumes, au bout de laquelle se trouvait son café préféré et dont il appréciait le serveur, un homme jeune, silencieux, attentif et prévenant envers la clientèle. Évaluant le bruit, la salle, il se juche au bar sous le ventilateur, sur un tabouret haut. Le journal débordant de la poche de sa veste bat de l’aile comme un pigeon à l’agonie.
— Bonsoir Monsieur. »
— Bonsoir Amin, comment ça va ? »
     « Ça va Monsieur je vous remercie. »
     « Beaucoup de travail ? »
     « Comme d’habitude Monsieur, ni trop ni trop peu. »
     « Et la famille, ça va ? »
     « Très bien Monsieur, je vous remercie. »

     Après quelques échanges de ce genre, l’Amin se volatilisa pour des raisons de service, laissant Marcousi savourer les allées et venues, le spectacle du monde. Un vieil autobus se frayait à grand-peine un chemin entre tables et badauds. Il arrivait que le chauffeur dût descendre pour repousser des chaises, engueuler un boutiquier qui en prenait trop à son aise, et même ! qu’il le menaçât de la police. C’était un homme trapu, sanguin, en bras de chemise, la cravate de travers, rien ne lui résistait longtemps, il serait passé sur les tables s’il avait fallu ; on se garait donc, avec dignité, en traînant les pieds, mais l’on se rangeait, et le bus repartit en se dandinant comme un gros ours carrossé, dans un nuage de gaz puants.
     Marcousi avala son café et en réclama un autre : « Dites-moi, Amin, vous connaissez un certain… Tony ? Cela vous dit quelque chose : Tony ? »
     « Tony, Monsieur ? »

     Sara reposait dans le fauteuil de toile. Les yeux fermés, la bouche entrouverte, elle respirait profondément. Marcousi éteignit le plafonnier, ému, amoureux, Sara se réveilla ; « Ah, c’est toi. Quelle heure est-il ? » « À peine onze heures, mais je suis vanné. Tu veux te coucher ? » « Je crois qu’il vaut mieux oui. »
     Il eut de la peine à s’endormir. Sara s’était assoupie à peine allongée et sa respiration issue d’une montagne de drap blanc tout à la fois l’apaisait et le mettait à la torture. Elle était auprès de lui sans lui, voyez-vous, comme s’il n’était pas là : fantôme. Il se voyait tout à la fois abandonné et en compagnie, avec et sans. Le sommeil sépare ceux qui dorment ensemble et pas en même temps ; c’est une expérience banale, mais sensible, et lui se trouvait livré à ses pensées sans recours, sans pouvoir appeler à l’aide, sinon en cas de force majeure : cauchemar, malaise, intrusion, incendie… Pour le reste, il faut faire avec en prenant soin de ne pas réveiller l’autre. C’est quand même quelque chose, de vivre avec quelqu’un ! Et un enfant ! c’est toute une histoire… Ce n’est pas une mince affaire en effet, que d’être celui qui attend auprès de celle qui l’attend. C’est un peu comme de patienter en vue d’une spoliation qu’on ne pourrait interdire, non seulement sans pouvoir l’empêcher mais en se racontant en toute bonne foi qu’on trouve l’expropriation désirable. C’est assez incroyable finalement, toutes les contorsions auxquelles il faut se livrer bien avant l’accouchement.

     Il plongea à son tour dans un sommeil troublé, se réveilla à quatre heures, patienta, se démena silencieusement. À cinq heures, il se rendormit, entrevit un Tony bedonnant, couteau entre les dents et portant perruque d’un siècle passé, se retourna sur le ventre, allongea la main vers… sombra derechef dans les bras de Morphée. À six heures, une érection sans objet le tirait du sommeil. Il se rendormit sans penser à mal. À sept heures, il est debout et se fait un café dans la petite cuisine où ils avaient réussi à caser cette table ronde en métal qui leur plaisait bien, avec ces trois chaises qu’on pouvait plier, qui prenaient peu de place, ce qui dégageait la pièce à vivre. Cela faisait un peu "camping", mais ainsi ils n’auraient pas à déménager tout de suite. Le temps venu, ils s’installeraient au living et leur chambre deviendrait la sienne… La sienne. Seigneur !

     Les commerçants commençaient de s’agiter en bas. Il vit par la fenêtre les ménagères s’ébranler, les cafetiers sortir leur matériel avec mauvaise humeur, bruyamment, le jour s’accroître, l’espace s’incurver et les toits resplendir. La rumeur grandit, une moto passa, plein pot ; il se demanda comment c’était possible dans ces ruelles sinueuses. S’il ne tue pas un mioche avant, cet abruti laissera sa vie à l’angle d’une camionnette, prophétisa-t-il en hochant gravement la tête. Il se versa une pleine tasse de café au lait, s’assit et parcourut le journal en tentant de décrypter les intentions du gouvernement concernant le dernier et soi-disant ultime plan de réaménagement du « front de mer », qui projetait une extension du port marchand, sans parvenir à saisir s’il s’agissait de le couler ou d’agrandir ses capacités. Le journaliste signant l’article était connu pour être à la solde du pouvoir, partie prenante de l’opposition et sur le point de fonder son propre mouvement, nationaliste et révolutionnaire. Il en résultait un style alambiqué où la servilité tutoyait la critique, la caresse le coup de dents : deux tiers de page opaques agrémentés d’une photo noir et blanc granuleuse représentant les friches, avec au loin, au départ d’une dune, le fin ruban du périmètre de sécurité circonscrivant l’endroit où on l’avait trouvée. Il s’y creva les yeux, s’efforçant de déchiffrer l’énigme, alla jusqu’à se demander s’il existait un lien entre la photo et lui-même, si on lui faisait signe… La caresse sournoise d’une vaste conspiration universelle lui effleurant le front, il la chassa à grands coups de fouet du temple. Il fallait garder la tête froide, ce n’est pas le moment de se mettre à déconner. Il réexamina l’image avec plus d’attention, le ruban détaché flottant au-dessus des buissons, et se dit que les curieux devaient avoir tout piétiné, que cela ne servirait à rien d’envoyer quelqu’un le retendre, que le coin devait avoir été labouré en force par les cinglés.

     Il repoussa le journal, revint à son café, qu’il trouva un peu tiède, en rajouta du chaud, et du lait, ce qui le rendit tiède. Une bourrasque fit cogner les volets. Le vent s’était levé, l’azur était d’azur, tendu et satiné entre velours et soie. Le soleil entra, collant un triangle palpitant contre le mur en en faisant ressortir la propreté relative. Repeindre la cuisine, plafond compris ? Peut-être ce dimanche. Il fallait se souvenir de prendre du blanc, histoire d’avoir le nécessaire, et un rouleau ; et un pinceau à long manche pour les angles. Un camion corna, un bateau mugit, il leva le nez de sa tasse : que faisait-il là encore à cette heure-ci ? Sara dormait. Il l’embrassa sur la joue, descendit l’escalier au trot, sauta dans sa voiture. Il avait eu de la chance de trouver cette place, il n’en revenait pas. Louvoyant entre les obstacles, il faillit se faire aborder par un taxi pressé, fit un geste lui souhaitant plein de choses désagréables, aborda le parking en crissant, stoppa près du palmier, ôta la clé trop tôt (le moteur saisi de hoquet), gravit les marches quatre à quatre et entra dans la salle de réunion en retenant son souffle.


10


— Alors, où en êtes-vous Messieurs ? »
— À dire vrai pas très loin, Monsieur… Les empreintes ont été effacées et les résultats du labo sont de peu d’intérêt. Et sinon… »
— On aurait pu m’avertir de ce qu’ils étaient arrivés, grinça Marcousi. Au moins ça… » « Ils sont de ce matin, expliqua l’inspecteur. Et sinon… on a transmis des photos aux personnes susceptibles de nous aider, à certaines administrations ; pas de réactions pour le moment. Et on n’a signalé aucune disparition. Aucune conjonction avec un rituel connu. Les sectes recensées ne se livrent pas au sacrifice humain et les dates de leurs cérémonies ne correspondent pas. On a consulté le professeur Bashir à ce sujet, vous savez. C’est un érudit, un expert : anthropologie, cultes et religions, tout ça, il en connaît un rayon, il a écrit un bouquin très documenté sur la question et il jure ses grands dieux que personne ici n’a jamais tué quelqu’un pour de telles raisons. Des hécatombes de poulets, ça oui, des exterminations massives de chèvres, d’agneaux, moutons, chats, chiens, tout ce qu’on veut qui saigne, mais des hommes, niet. Et il est convaincant ; donc, à moins d’une toute récente église d’hallucinés homicides, on n’a rien de probant. Et du côté de la pègre, rien d’excitant non plus ; nos indics n’indiquent rien : ces messieurs vaquent à leurs affaires et se retrouvent pour prendre un verre au Cabaret, cette boîte de la rue Colbert, vous savez. Le trafic habituel, pas de tension particulière. D’ailleurs ils sont plutôt discrets nos truands, la tête de mort n’est pas leur truc ; pourquoi se lanceraient-ils dans le grand guignol ? » « Un suicide à la guillotine, peut-être… » glissa Marcousi en grimaçant. L’inspecteur ignora l’adjoint avec sagesse, tout en se demandant pourquoi il épargnait ce polichinelle. « Reste la crise d’énervement… » « Dites plutôt l’accès de folie… », rectifia le directeur en examinant son coupe-papier. « Nous connaissons treize sujets violents, meurtriers potentiels, irascibles. Chacun possède un casier allant du trouble aux coups et blessures… Des déclassés, des solitaires. Certains se connaissent, s’étant côtoyés en prison ou rencontrés à l’extérieur, d’autres ne reconnaissent rien et s’en trouvent fort bien. Petits boulots minables servant de couverture, chantage, extorsion, agressions, substances illicites, braquages occasionnels, tous trop asociaux pour s’organiser durablement. Impatients, soupe au lait, ils survivent au coup par coup, claquent très vite leurs rentrées, d’initiatives malheureuses en réactions inconsidérées… C’est ainsi qu’ils sont tombés, c’est ainsi qu’ils retomberont. Des gens à surveiller. On s’y emploie dans la mesure de nos moyens. Au jour dit, présumé, trois étaient en déplacement à l’extérieur, on a pu vérifier, un en bateau très loin, deux immobilisés à l’hosto, trois en maison d’arrêt, et les quatre restants disposent d’alibis solides confirmés par des témoins fiables. Avec la marge de doute nécessaire, en considérant l’achat possible des garants, je ne pense pas qu’il s’agisse de l’un d’eux : ils sont trop émotifs. Nous avons affaire à un bloc de glace : il n’y a pas d’empreintes du tout, ce qui nécessite une grosse dose de sang-froid dans l’organisme. La tête a été coupée au moyen d’un machin méchant, pas un coupe-coupe de jardinage, un scalpel géant… » « Le glaive est mal placé dans les mains d’un furieux », commenta l’adjoint. « Oui… Bref, un type déterminé qui commet une chose horrible et l’expose ensuite en éliminant tous les détails risquant de le trahir. Il a laissé la tête saigner à blanc avant de la transporter là où il savait qu’on ne manquerait pas de la découvrir, et avant les bêtes. Quelques heures de plus, tout aurait été différent. D’où, le gamin, ce gamin… Ce type savait très bien ce qu’il faisait : il a lavé la plaie pour que le vent n’emporte pas l’odeur. Je ne crois pas que ce soit l’un d’eux, ils ne font pas le poids. »
     « C’en est presque à croire que vous les aimez, à vous entendre… » dit le directeur. « Oh, ils font surtout pitié, Monsieur. » « Et la pitié est un sentiment dangereux dans notre profession. » « Ne vous inquiétez pas, cela m’aide à les comprendre : s’ils font un pet de travers on leur tombe dessus. » « Bien, bien… » fit le directeur saisi d’un léger tressaillement à la joue gauche. Il poursuivit son tour de table et termina par l’adjoint : « Et vous, Marcousi ? » « Un tout petit tuyau, Monsieur, et presque une intuition… : Élias Brommel, dit Tony ; jamais condamné, toujours soupçonné, j’ai regardé les fiches. Pas de casier, mais certainement en cheville avec les uns et les autres. Gérant de bar certifié et tenancier de bordels en sous-main… cela reste difficile à établir. Presque invisible, paye des impôts, train de vie modeste, un appartement, pas de voiture, pas marié. Je vais m’occuper de lui un petit moment, histoire de voir où ça nous mène. » « Bon, vous me tenez au courant. Il faudrait avancer tout de même un petit peu plus vite. On fait un peu figure d’idiots sur cette affaire, c’est regrettable. On est devenu des grands : les parents s’inquiètent de notre puberté. » « Ce que je ne saisis pas, dit l’inspecteur comme pour lui-même, c’est la dimension didactique, la mise en scène. C’est probablement un mégalomane. On dirait une leçon. Il se prend pour un professeur, il nous nargue. » « Oui, et on reste en plan avec les déclarations du gosse, l’histoire des yeux, les œufs, tout ça, dit Marcousi. Parce qu’après tout on ne sait même pas si c’est vrai, cette histoire de l’œil qu’il aurait refermé. » « On dit ici que les enfants n’arrêtent pas de mentir… remarqua Traoré en souriant de toutes ses dents, et que c’est pour cette raison qu’ils disent plus la vérité que les adultes. » « Ah… intéressant… » fit l’adjoint intéressé. « En tout cas, c’est un bon point que vous en soyez arrivé là, Marcousi », nota l’inspecteur. Avec moi il n’a rien dit. Une erreur de ma part, bien sûr, d’être aller le voir chez sa mère. » « Oh, même sans sa mère, vous savez… » dit Marcousi. « Alors, peut-être faudrait-il creuser un peu la mère... auprès de la mère, dit le directeur. Comment est-elle, cette mère ? » « Une matrone potentielle comme on en voit tant, répondit l’inspecteur. Âgée de trente-deux ans, un fils de douze ans et deux filles plus âgées d’un autre lit. Sûre de son fait, pas bien disposée, pas du tout à lâcher quoi que ce soit d’inconsidéré ; le genre porte de prison. » « Les pères ? » « Inconnus au bataillon, mais elle se débrouille très bien sans : elle fait les marchés, elle y vend le poisson pêché par ses frères. Elle est connue dans sa partie, le poisson est frais, on trouve toujours du monde à son stand, ma femme lui en achète. » « Des parents ? » « Les parents sont décédés. Elle ne roule pas sur l’or, mais elle est ambitieuse. Et fière ; elle dit qu’on ne force pas les pierres à rouler. » « Et cela sous-entendrait quelque chose, selon vous ? » « Pas nécessairement, Monsieur, c’était un réflexe, un avertissement, en me voyant débarquer ; c’est un proverbe d’ici, je le connaissais d’avant. »

     Le directeur ferma les yeux, ôta ses lunettes, se massa la racine du nez, remit ses lunettes, regarda pensivement le ciel à présent laiteux et reporta son regard sur ses collaborateurs. Il a l’air encore plus triste que d’habitude. D’habitude, il a seulement l’air désolé, se dit Marcousi fasciné par la chemise du directeur. Dans ce demi-jour de la salle de réunion, on eût dit un grand insecte blanc s’agitant lentement sur une chaise noire. « Il est grand temps que je me retire, annonça le directeur. Je suis resté longtemps ici. »

     L’aveu, surprenant à plus d’un titre, les saisit tous. Il y eut des bruits de chaise, de pieds, des raclements de gorge, on se mettait à cogiter. Le directeur n’étant pas connu pour faire des confidences, il fallait que cette déclaration eût longuement mûri avant de franchir ses lèvres. « C’est une mauvaise nouvelle, Monsieur, remarqua l’inspecteur. Et peut-être une mauvaise idée, si je puis me permettre… Le travail vous manquerait. » « Le travail me fatigue à présent, je n’ai plus l’allant d’avant, je vieillis, c’est tout bête. »

     Marcousi se tint coi. Il n’avait rien à dire. Le directeur avait toujours été correct avec lui, même s’il ne l’avait pas favorisé dans ses appétits légitimes… Un peu froid comme avec tout le monde, mais correct. De là à se lancer dans les regrets d’usage… Il laisserait l’inspecteur se débrouiller des méandres de la convention.

     « Toutefois, nota le directeur, j’aimerais qu’on en finisse avec cette affaire avant de faire ma demande. »

     « Pur orgueil, je sais », ajouta-t-il avec un petit sourire.

     La réunion était levée.


Déontologie


     C’est quand même fou cette réticence, cette inertie ! se disait l’adjoint en ressortant bredouille et pour la troisième fois d’un des fiefs de l’Élias-Tony en question. Obscurs à tous points de vue, borgnes pour la plupart, fréquentés par des filles et des patibulaires, tenus par des gringalets nerveux et bourrés tout ensemble de musique bruyante et d’un pesant silence, il s’y heurtait toujours à une extrême mauvaise volonté. On se croirait dans une administration pour une requête expresse quand on n’a pas le rond, se dit-il. Nul ne savait où se trouvait cet homme, personne ne paraissait s’en soucier, on ne savait qui appeler pour le savoir, on l’avait à peine vu, on ne le connaissait pas, au plaisir et bon vent !

     Son domicile, sous discrète surveillance, était inhabité. On l’eût volontiers visité, mais sans raison valable, sans mandat, valait-il la peine de se présenter au concierge pour réclamer les clés ? On tenta le coup, pensant l’impressionner, lui faire valoir des choses… Mais leur tentative de séduction n’aboutit pas et le préposé aux poubelles les envoya balader en déclarant : — C’est un immeuble paisible, Messieurs, et habité par des gens honnêtes. Ne vous faites pas de bile, ce n’est pas demain la veille que vous serez dérangés par mes locataires. — Ce mes me ferait rire, s’il ne faisait pleurer… » ironisa Marcousi en remontant dans la voiture : « S’il ne me faisait tordre, j’aurais pitié de lui. ». Son collègue en uniforme ne comprit pas très bien, resta silencieux, souriant d’un air entendu, estimant dangereux de demander une explication. C’était un jeune qui ferait son chemin. Il savait qu’il n’est pas prudent de montrer trop de zèle, qu’on passe vite pour un faux cul auquel personne ne confie plus rien, qu’il faut trouver l’exacte mesure, la balance entre l’offre et la demande, le service commandé et les relations humaines ; car si un manque de tact suffit à ruiner une carrière (une question qui vous fait passer pour un imbécile, et c’est cuit pour des mois, sinon pour des années), un trop grand mutisme vous fait passer aussi pour un crétin. Quand on n’est pas du côté du manche, pas encore, il faut se faire petit et un peu funambule, à moins de vouloir danser devant le buffet toute sa vie ; or, gérer le trafic aux carrefours n’a jamais nourri son homme.

     Comment procéder ? S’y rendre en force avec quelques agents pour éclater la porte et fouiller à l’improviste restait hors de question : les journaux l’auraient appris dans l’heure et leurs oreilles en eurent tinté. On fit appel à un serrurier sans emploi qui leur devait une fière chandelle, et en retour quelques services. Il s’y rendit de nuit, fureta, rendit compte : — Un logement de la plus grande banalité dans un immeuble très quelconque », relata-t-il à son retour, déçu. Il avait trouvé de vieux registres de comptes relatifs aux bars déclarés, qu’il avait épluchés à la lueur d’une lampe torche, notant ceci cela dans un carnet ; quelques revues datées d’intérêt général ; pas de bijoux, pas d’argent, rien de précieux ; pas non plus de papiers énigmatiques qu’on aurait eu envie de décrypter ; rien dans la poubelle hormis quelques trognons de pomme préhistoriques, et trois tableaux sur les murs : deux marines à hurler et un portrait d’inconnu sans intérêt et sans valeur, accrochés dans des cadres dorés au cuivre. Pas de coffre flambant neuf exposé aux regards pour en masquer un autre encastré dans un coin, et de la poussière partout, à croire que l’occupant n’avait pas remis les pieds chez lui depuis un bon moment.

     Quoi d’autre ? Un réfrigérateur désert comme la main, ne réfrigérant rien : débranché ; un buffet assez joliment tourné, négociable sans plus, une vaisselle correcte, mais pas de quoi penser à un déménagement, cinq chaises cannées, une grande table de bois. « Moi, je n’en voudrais pas », fit-il un peu hâbleur, posant au dégoûté. Et trois valises bourrées de vide entreposées dans un placard. Pas d’arme de poing glissée sous le matelas, pas d’armes du tout, pas de cartes postales, pas de correspondance, très peu d’objets. À peine un petit jade, fêlé, hélas, en forme de poisson, et un bronze aguicheur posé sur la desserte de l’entrée : nue languide se contorsionnant invraisemblablement sur une souche protubérante et tuméfiée, on connaît ça.

     Une vieille brosse à dents hérissée dans son verre, de l’après-rasage éventé… On eut dit un décor attendant l’entrée en scène d’un célibataire entre deux âges, inculte et esseulé, sur le point de passer son pyjama. De quoi désespérer même un fonctionnaire veuf.

     On fit un peu pression sur le visiteur, histoire de s’assurer qu’il avait bien tout dit, rien conservé en souvenir d’une effraction commandée, une fois n’est pas coutume, par ceux qui professionnellement s’en alarment. Les factionnaires qui l’avaient accompagné, attendu et recueilli assurèrent qu’il était ressorti sans rien : « On l’a fouillé. ». Après l’avoir instruit de la discrétion indispensable, sermonné au sujet de ses occupations passées, futures, avoir évoqué sa femme et ses enfants, la sécurité de l’emploi, les congés payés et la promiscuité des prisons, on le laissa filer avec un petit quelque chose. Le monte-en-l’air, appelons les choses par leur nom, se fondit dans la foule en sortant par-derrière.

— C’est bizarre, vous ne trouvez pas ? qu’un type avec des affaires du genre dont il s’occupe, les bars et tout ça, n’offre rien dans la vie qui cadre avec de telles occupations. » — Ces gens sont très normaux, souvent, c’est vrai… » remarqua l’inspecteur. « Normaux, normaux… c’est beaucoup dire », grimaça Marcousi qui se voyait en Justice poursuivant le Crime avec des ailes dans le dos. « Vous n’allez pas imaginer des meurtriers partout, tout de même ! » « Vous êtes bon, vous ! c’en est pourtant un beau, n’est-ce pas, celui qui nous occupe ? Il faut bien le chercher quelque part si on veut le découvrir. Pourquoi ne pas faire un appel à la radio, à la télé, en garantissant l’anonymat ? Avec une gratification à la clé, si jamais c’est le bon. » « Je vais vous dire pourquoi : parce que reconnaître un quidam sur une photo qu’on vous présente, c’est une chose, mais généraliser l’appel à témoin par tous les moyens disponibles, c’en est une différente, très différente, surtout dans un cas comme celui-ci. Cela risque d’en produire d’autres, voyez-vous, et nous serions submergés par les délations. Vous ne savez pas ça, la valeur de l’exemple et le principe de contamination ? » « Mais si ces dénonciations nous mènent quelque part et qu’on parvient à le coffrer ? Pourquoi ne pas utiliser les moyens dont on dispose pour parvenir à un résultat, et retirer de la circulation un type dangereux pour la communauté ? On est là pour ça, non ? » « Pourrir toute la bouche pour enlever une dent malade ? je ne suis pas pour, Marcousi. Voyez sur le long terme : vous faites un appel à témoin avec une récompense, et plein de "braves gens" vont se retrouver en train de dénoncer leurs voisins pour des raisons qui non seulement n’auront rien à voir avec notre problème, mais dont il leur faudra alors assumer l’ignominie. Ce qui veut dire que ces braves gens réaliseront qu’ils sont de purs salopards, ce qu’ils ne s’avouaient pas. Vous me suivez ? Ce qui veut dire qu’ils le deviendront à cette occasion, et qu’ils le resteront parce qu’ils ne pourront se pardonner (ne l’ayant avoué à personne et ne le pouvant plus) de l’avoir été une première fois. Ce qui veut dire qu’ils seront prêts à recommencer dès que l’opportunité se présentera, ou qu’ils la susciteront pour améliorer leur situation, récupérer un héritage, agrandir la maison, monter une affaire, leur nièce, ou pire. Ils se seront mis à réfléchir au-delà des lois : ils ne seront plus seulement des imbéciles retors, ils seront également devenus des méchants : ils oseront faire tout ce dont ils ne se savaient pas capables jusqu’à ce que non seulement on les y autorise, mais qu’on les y incite. Alors là, on sera dans la merde ! pardonnez-moi l’expression. On peut prédire une surproduction de délits dont on ne parviendra plus à se dépêtrer. Et tous étant coupables, en plus, ils se tiendront les coudes fermement… Mutisme général, méfiance profonde, le double jeu érigé en principe : une population de salauds sans scrupules. Sans parler des quelques-uns qui n’avaient pas besoin de notre concours et qui verront là l’occasion d’une gloire inespérée, et qui vont se mettre à couper des têtes en veux-tu en voilà. Les violents dont je parlais tout à l’heure, et ceux qui le seront devenus grâce à nos bons offices. » « Vous êtes juif, ou quoi ? fit Marcousi en reniflant. Vous avez toujours réponse à tout, c’est incroyable. » « Mais pas du tout ! pas du tout, fit l’inspecteur agacé. C’est toujours délicat de se mettre à la place des autres, mais la situation l’exige : on ne peut pas faire n’importe quoi parce qu’il y a des conséquences. On a les mains liées. Le principal, à mon avis, c’est d’éviter d’empirer les choses. » « Vous voyez que vous avez réponse à tout. Quel que soit l’angle, en gros, vous avez le dernier mot ; mais pendant ce temps j’en connais un qui rigole, moi. Enfin ! j’aimerais le connaître, moi… » « Ne soyez pas si offensif, Marcousi, cela vous dessert et cela n’avance à rien. Il vaut mieux un qui court que cent qui galopent derrière sans savoir que ce n’est pas pour l’attraper mais pour le surpasser, faites-moi confiance, il y a eu des précurseurs. » « Ok, ok, d’accord, n’en parlons plus, alors ; mais en attendant, qu’est-ce qu’on fait ? » « On continue à fouiller sans faire de vagues. De quoi disposons-nous ? De rien. Alors, on cherche à l’aveuglette un crabe dans les marais, les deux mains dans la vase sans sauter dans l’eau avec de grands cris parce que c’est peut-être ce qu’il désire : de la publicité. Autant ne pas le satisfaire, cela le fera peut-être se découvrir. (…) Avec le risque qu’il en rajoute, bien sûr. (…) C’est un risque. Il y a un risque, répéta l’inspecteur en sortant son tabac. Au fait, ça vous dirait de venir dîner avec votre épouse ? Elle peut se déplacer ? Après-demain vers vingt heures, ça vous irait ? Ce sera très simple, n’attendez rien d’exceptionnel. Dites-moi, est-ce qu’il y a des choses qu’elle ne mange pas ? »